Rencontre
avec Sabiha Derbel
Présidente Directrice Générale
Société Nationale des Chemins de Fer Tunisiens
La SNCFT en bref :
La SNCFT est l’exploitant des services de transport ferroviaire de personnes et de marchandises en Tunisie. En quelques chiffres, c’est 11 millions de tonnes de marchandises et 40 millions de voyageurs transportés par an sur un réseau ferré long de plus de 2000 km. C’est aussi plus de 4800 agents.
La SNCFT se compose de 5 unités pour assurer l’ensemble de ses activités : transport voyageurs grandes lignes, voyageurs banlieue Sud de Tunis (ligne Tunis – Borj Cedria), voyageurs banlieue du Sahel (Sousse – Monastir – Mahdia), transport de Phosphate et transport de fret.
A ces 5 unités s’ajoutent trois directions centrales : exploitation du Réseau Ferroviaire Tunisien (RFT), Maintenance Industrielle (UMI) et développement du Domaine ferroviaire
La SNCFT a été créée en 1956 afin d’opérer la partie nord du réseau ferré existant. La partie sud était alors gérée par la « Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Sfax-Gafsa » depuis 1897 en concession avec l’Etat Tunisien. Cette concession a expirée en 1966 et la partie sud du réseau a ainsi été confiée à la SNCFT début 1967. La SNCFT est depuis l’unique exploitant du réseau ferroviaire national.
Pour commencer, pouvez-vous nous parler de votre poste ?
Je suis Présidente Directrice Générale, soit à la tête de la SNCFT. Je suis responsable du bon fonctionnement de l’entreprise. Actuellement je me concentre sur 2 axes majeurs : le redressement de la situation financière de l’entreprise qui a connu un grand recul suite à l’événement de la révolution et le développement futur du réseau en préparant une relance visant l’amélioration de la compétitivité du rail et l’extension du réseau ferroviaire ; la SNCFT envisage de réaliser des projets essentiels pour assurer sa pérennité et aussi accéder à la modernité. Le rail constitue aujourd’hui un choix stratégique de développement économique pour le pays. Ceci est confirmé par la part allouée au rail dans le budget de l’Etat.
La tache est d’autant plus difficile que nous gérons en parallèle un manque d’effectif suite à des départs à la retraite d’éléments ayant de grandes compétences de la société, un parc matériel roulant vieillissant, ainsi que des revendications sociales et des discussions en continue avec les syndicats. La SNCFT en compte 25. Et la situation actuelle de l’entreprise nous permet difficilement de répondre aux attentes ce qui rend les choses difficiles. Même face à des demandes raisonnables, il est difficile de faire comprendre qu’il y a un besoin de patience.…
Aujourd’hui, le transport ferroviaire en Tunisie doit rattraper son retard avec une offre de qualité permettant d’augmenter notre capacité et de rationaliser le coût général du transport de voyageurs et du fret.
Quel a été votre parcours ?
Après des études à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Tunis, je suis entrée à la SNCFT en tant qu’ingénieure civile en 1980, et ne l’ai jamais quittée. J’ai travaillé sur les études pendant presque 6 ans, puis ai démarré le pilotage et le suivi des projets. Je me souviens bien de mon premier projet : le doublement de la ligne vers Sousse, longue de 140km.
J’ai ensuite évolué, je suis passé chef de service, puis chef de division, directrice du département de développement de l’infrastructure, et enfin directrice centrale du domaine ferroviaire avant de devenir présidente directrice générale en mai 2015.
Et vous avez donc intégré la SNCFT dès l’obtention de votre diplôme ?
A l’époque, on venait nous chercher à la sortie des écoles. Il n’y avait pas que la SNCFT. Des représentants venaient faire des présentations dans le but de recruter. Il suffisait souvent d’envoyer une simple lettre d’intérêt, parfois c’était eux qui nous identifiaient. Il y avait une demande d’ingénieurs énorme dans les entreprises. On avait l’embarras du choix !
Dans mon cas, j’avais le choix entre rejoindre le bureau d’étude Studi, avec qui j’avais effectué mon projet de fin d’étude, ou bien intégrer la SNCFT. C’était un choix entre étatique et privé, j’ai choisi l’étatique !
Qu’est-ce qui vous a attiré dans le secteur du ferroviaire ?
Très tôt j’ai voulu être cheminote, et ça ne m’a pas quitté. C’est pour cela qu’une fois à la SNCFT, je n’ai jamais souhaité en partir.
A mon arrivée, commencer par les études m’a permis de connaitre le secteur en profondeur et j’ai travaillé sur des projets intéressants. Lorsque j’ai commencé à suivre mes projets de bout en bout et superviser tous les aspects, j’ai trouvé cela très épanouissant. Ce sont des expériences extraordinaires.
Vous évoquiez deux points majeurs dans votre travail. Quelle situation rencontrez-vous sur ces points aujourd’hui ?
Tout d’abord, la SNCFT souffre d’une situation financière difficile qui s’est aggravée depuis la révolution. De part cette situation, la qualité de service s’est fortement dégradée à cause de facteurs internes (retards aux départs, matériel vieillissant, manque de maintenance, …) mais aussi externes, tel que la baisse de la production du phosphate qui impacte directement sur notre activité. Ces facteurs nuisent à l’entreprise et à son image de marque. Le premier point consiste donc à redresser la barre pour regagner le niveau que nous avions avant la révolution en garantissant l’équilibre financier ainsi qu’une bonne qualité de service.
Le deuxième point concerne la stratégie de développement du réseau. Celui-ci n’a pas connu d’évolution notable depuis 1956. Nous utilisons encore un réseau issu en majorité de la colonisation. Hormis quelques réalisations telles que l’électrification de la banlieue sud de Tunis ou la modernisation et le doublement de quelques sections, les seules extensions faites concernent la ligne Gafsa-Gabès et la banlieue du sahel (Sousse-Mahdia).
Quelles actions envisagez-vous donc à ce niveau ?
Nous avons un plan stratégique ambitieux d’extension du réseau qui est proposé dans le nouveau plan quinquennal. Nous opérons actuellement un réseau qui est orienté vers les côtes, mais très peu vers l’intérieur du pays. Notre vision est d’étendre le réseau vers l’intérieur, et de rétablir les lignes abandonnées de ces régions suite aux inondations survenues au siècle dernier. Nous voulons ainsi construire un réseau qui relie le maximum de régions entre elles. Nous souhaitons aussi prolonger l’extension de l’électrification vers Sousse et les autres régions côtière, et penser à une ligne à grande vitesse afin de relier les frontières algériennes et libyennes.
Notre réseau souffre d’un handicap majeur : les 3 quarts des voies sont à écartement métrique, et le reste, soit les voies du Nord, est à écartement standard. Nous rencontrons ainsi des problèmes pour circuler du Nord au Sud, notamment avec le fret.
Nous essayons aussi d’optimiser nos moyens actuels pour améliorer notre offre de service. A titre d’exemple, nous avons ajouté au mois de février dernier une navette de banlieue entre Tunis et Tebourba (à l’Est) pour soulager la forte demande de transport orientée vers les bus. Une autre navette a été mise en place depuis le ramadhan sur la ligne Tunis – Nabeul pour relier Borj Cedria, terminus de la ligne A, à Nabeul sur la côte Est. C’est une ligne d’essai pour prendre en charge les passagers en direction de Nabeul. Nous avons ainsi pu renforcer la fréquence des déplacements sur cette ligne existante. Et pour l’instant, les échos sont bons.
Et vos projets dans l’urbain ?
Actuellement le projet urbain le plus important et le plus ambitieux concerne le RFR – Réseau Ferré Rapide – du grand Tunis.
La SNCFT y est profondément impliquée. Elle est en effet chargée du suivi du projet et de l’exploitation du futur réseau. La première phase de ce projet consiste en la construction de deux lignes de transport ferroviaire suburbain reliant le centre-ville de Tunis aux banlieues Ouest. Une troisième ligne, la ligne A de Tunis vers la banlieue Est, qui est actuellement opérée par la SNCFT et sera aussi intégrée au réseau RFR. Cette première phase devra être prête en Octobre 2018.
Afin de nous préparer au mieux à l’exploitation de ce nouveau réseau, nous devons tout d’abord reprendre l’organigramme de la SNCFT et y inclure une unité RFR qui sera responsable de l’opération des lignes. Un programme de recrutement va ensuite être lancé, et ceci avant la fin de l’année 2016. Il y a urgence !
Nous comptons aussi repenser la gare de Tunis Ville. Cette gare sera le terminus des deux lignes prévues dans la première tranche du projet – les lignes D et E – en plus de la ligne A existante, et accueillera donc cinq fois plus de voyageurs.
Toute la société est impliquée dans cette transition. Afin d’assurer la construction du projet, la société du RFR a été créée et travaille essentiellement sur la réalisation du projet (génie civil et système). La SNCFT intervient dans l’acquisition du matériel roulant.
Il va falloir travailler doublement si l’on veut tenir les délais car le temps presse. Depuis l’année dernière, il y a eu beaucoup d’avancées, et des efforts remarquables de la part du comité de pilotage. Hélas, le projet a connu beaucoup de retard à cause de nombreux problèmes d’expropriations qui ont ralenti sa progression.
La Transtu opère un réseau déjà existant dans le Grand Tunis. Quelle coordination sera prévue avec la SNCFT dans ce cadre ?
Une coordination avec la Transtu est en effet indispensable pour faire fonctionner au mieux nos réseaux. Cette coordination doit commencer dans l’immédiat par le réaménagement de la place Barcelone, inclus dans le projet de Boucle Centrale géré par la Transtu. Cette place donnant sur la gare de Tunis Ville accueillera aussi les voyageurs sortis du RFR et devra donc être aménagée en conséquence.
Un projet de billettique a aussi démarré pour la Transtu, et il sera primordial d’être capable d’intégrer ce système avec le système de billettique du RFR. Sur ce projet, les cahiers de charges sont prêts et le Ministère du Transport assure la coordination en travaillant avec des personnes que nous avons désignée spécialement pour ce suivi.
Plus généralement, quelle est votre vision des enjeux du transport urbain en Tunisie ?
Dans les villes, les gens souffrent quotidiennement. A Tunis, il y a plus de deux millions d’habitants et une circulation infernale. Le futur du transport urbain doit passer par le rail. C’est déjà en cours pour Tunis et Sfax, mais il faut considérer à terme les autres villes de Tunisie.
Nous avons des villes qui ont besoin de transport de masse. Se contenter d’injecter des bus ne règlera pas radicalement le problème. Le rail dans une logique d’intégration multimodale peut répondre à la demande actuelle. Les réseaux de bus limités en capacité ne peuvent qu’être complémentaires à cette solution. Et en plus, le ferroviaire est une solution environnementale, pour la qualité de l’air des villes.
Si l’on suit cette logique de réseaux ferrés, un des enjeux forts est la construction de pôles d’échanges et le rabattement des voyageurs vers ces pôles. Par exemple, le projet d’électrification de la ligne A vers Tunis –Borj Cedria ne prévoyait pas de pôles d’échanges, pas de parking adapté, et donc pas d’intégration. Nous prévoyons aujourd’hui de les construire, notamment au terminus de la ligne A que nous souhaitons étendre jusqu’à Soliman, ce qui permettra d’absorber toute la région du Cap Bon à l’Est.
D’autre part, au niveau organisationnel, la mise en place d’autorités de transport est indispensable, et surtout à Tunis. Je pense notamment pour que le trio Transtu – SNCFT – RFR fonctionne sur le Grand Tunis, il y a un besoin de supervision. En effet, la SNCFT ne peut pas suivre les activités quotidiennes de Transtu et inversement. Ainsi, nous devrions être impliqués dans le projet de boucle centrale. Il y aura un besoin de coordination et de régularisation, et avec une autorité, ce sera plus facile pour tout le monde.
Pour conclure, comment voyez-vous les prochaines années pour votre parcours ?
Je pars à la retraite l’année prochaine, mais je pense continuer à être active. Vous savez quand on travaille 10 heures par jour, il est impossible d’arrêter son activité subitement. Je vais chercher à faire autre chose et suis ouverte aux opportunités. Je n’ai pas non plus une obsession pour rester dans le secteur du transport, et ne suis pas contre une reconversion. Peut être dans l’associatif.
Entretien réalisé le 20 juin 2016.